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Julien Pebrel - Lichk (Copy)

 

Lichk has lost its men

Photos : Julien Pebrel / Myop || Text : Anaïs Coignac

 
 
 

In the streets of Lichk, an Armenian village, one meet mothers, daughters, sisters. But almost no men. To escape poverty, 90% of them exile themselves in Russia during eight or nine months, in search of work. They are farmers worker, drivers but also banker, students, school director, musical director and there they work as builders. Leaving Lichk's women carrying out alone the tough lives of family, between loneliness and waiting.


Text in french :

Dans le lit à barreaux de la chambre familiale, Lilith s'est enfin endormie. Ni peluche ni jouet à portée de main mais, posé sur son ventre, un album de photos qui se soulève au rythme de sa respiration. Parmi les clichés, ceux de son père, Aram, que l'enfant a réclamés. Pour ne pas oublier son visage, ses yeux couleur charbon et son sourire rassurant. Six mois que la fillette de 3 ans et ses deux aînés ne l'ont plus vu que sur papier mat ou sur le petit écran du portable d'Anouch, leur mère. A Lichk, village arménien situé au bord du lac Sevan, Aram Harutiunian était entraîneur de boxe jusqu'à la naissance de sa première fille, en 2005. Cette année-là, il a fait ses valises et pris la route pour la Russie. " Je gagnais 20 000 drams (40 euros environ) par mois. Avec ce salaire, je ne pouvais pas nourrir une famille ", explique-t-il au téléphone. Aujourd'hui, de mars à octobre, le champion de boxe étale du macadam sur les routes moscovites et y construit maisons et bâtiments. Comme lui, d'autres habitants de son village et de sa région - agriculteurs, chauffeurs, banquiers, ouvriers, directeurs d'école ou même chef d'orchestre - se sont reconvertis en maçons pour la gloutonne industrie russe. 

Ce chemin de l'exode économique, des centaines de milliers d'Arméniens l'ont suivi depuis la chute de l'empire soviétique. A Lichk et dans toute la province de Martouni, il a fallu trouver des solutions après le démantèlement des unités de production et la fermeture des entreprises régionales. Alors plutôt que d'aller travailler à Erevan et dépenser son maigre salaire dans un loyer trop cher et un appartement trop étroit, ils ont suivi l'exemple des quelques anciens qui, dans les années 1960-1970 déjà, partaient gagner de l'argent en Sibérie, en Géorgie et partout où la part du gâteau soviétique était plus généreuse. " En Russie, avec mon salaire de trois mois, je gagne beaucoup plus qu'en dix mois ici ", raconte un jeune Arménien, tandis qu'une commerçante assure que son mari a des revenus trois fois supérieurs en Russie.

Résultat, à Lichk, pas moins de 90 % des hommes en âge de travailler vivent à l'étranger, le plus souvent en Russie ou en Ukraine, du printemps à l'automne. Ici, il n'est pas une maison, pas une parcelle de terre où, aux questions " Où est votre mari? Et votre fils? Et votre gendre ? ", on ne réponde par un banal : " A l'étranger, comme tout le monde ! " Une pénurie humaine visible d'un bout à l'autre de ce village où les commerçants ambulants ne proposent quasiment plus d'habits d'hommes. " Il faut savoir s'habituer à tout ", soupire Anouch Harutiunian, le timbre voilé par un rhume de saison. Cela fait dix ans que la jeune femme s'est installée dans la maison des parents d'Aram, rejointe cinq ans plus tard par sa belle-soeur Ruzanna, dont le mari, chauffeur de taxi, a pris la tangente slave avant même d'avoir fêté ses noces de coton. Huit mois sur douze, les deux belles-soeurs se partagent les deux seules chambres familiales avec leurs cinq enfants, sans autre homme au foyer que Never, leur beau-père, rendu taciturne par cette crise sans fin qui lui a déjà pris trois fils, une de ses filles, tous ses gendres et quelques beaux-frères. Restées au village, les femmes ont dû s'inventer une carrure de gardienne du patrimoine et de chef de famille décomposée. Elles doivent endosser seules l'éducation des enfants et la prise en charge des doyens. " Les femmes assument tout ce qui concerne la vie spécifique du village, notamment les travaux dont on s'occupait en famille auparavant ", confirme le maire, Lionel Grigoryan. Même les besognes qui, jusqu'alors, incombaient aux hommes, comme faire les foins, entasser les meules, ramasser des parpaings ou vendre des animaux au marché. Et, bien entendu, elles s'occupent des tâches ménagères et fermières ici dévolues aux mères et aux filles. " Une vie de galères ", jurent-elles à l'unisson.

Pourquoi, dans ces conditions, ne pas suivre leurs époux? " A quoi bon tout quitter s'il faut payer un loyer et ne pas s'en sortir ", s'interroge l'une. " Je ne peux pas me résoudre à partir définitivement de mon village ", assure l'autre. " Mon mari me dit que la Russie est un endroit dangereux ", explique une troisième. Pour Anouch Harutiunian, ces discours cachent une tout autre réalité:"Certains hommes ne veulent pas que leur femme découvre la vie qu'ils mènent là-bas ou alors ils ont peur qu'elles fassent comme eux. Ils envoient de l'argent pour qu'elles se taisent. " Cette grande brune aux accroche-coeurs romantiques a depuis longtemps perdu toute la naïveté derrière laquelle d'autres se réfugient pour mieux accepter la dureté de leur quotidien. Ses phrases cinglantes trahissent la lassitude et le manque affectif, plus cruel d'année en année. Si Anouch et sa belle-soeur Ruzanna se raccrochent à leur amour pour leur mari et à ces moments d'intimité, le soir, au téléphone, si elles sont convaincues d'avoir des maris " différents des autres ", l'infidélité avérée de cousins et de voisins les incitent à une certaine circonspection. " On ne sait rien de ce qu'ils font là-bas. On a confiance en eux, mais l'incertitude existe toujours. "

" Ma belle-fille ne tient plus sans son mari ", lance, l'oeil coquin, la guérisseuse Emma Balabekyan devant cette dernière qui, entre gêne et hilarité, finit par quitter la pièce avec son petit garçon. " En tout cas ici, il n'y a pas de risque, on ne croise que des vieux ! " Sur les canapés du salon, trois générations de femmes s'esclaffent. " On ne peut pas toujours être stressées, c'est pour ça qu'on rigole autant ", tient à préciser Nvard, cible complaisante des plaisanteries du petit comité. Cette ambiance détendue jure avec l'austérité du salon, sombre, parsemé d'icônes et d'un portrait du mari défunt de la guérisseuse. Bougies, crucifix, récitations mystiques et eau bénite font partie du rituel permettant, à défaut d'autre soutien psychologique, de soulager souffrances et névroses. Toutefois, ces jours-ci, c'est la récolte des produits potagers qui mobilise la maisonnée. Comme partout dans le village, la famille a commencé à déterrer les légumes du jardin en vue de la confection des conserves avant le retour des maris. En cette saison, on ramasse et on troque avec les villages voisins, on achète aux vendeurs ambulants, on aide les cousines et les amies, on rapporte chez soi des sacs entiers qu'il faut porter sur son dos, puisque conduire est l'apanage des hommes. " C'est le moment le plus dur de l'année, car il faut préparer l'hiver ", explique Ruzanna Harutiunian. " On n'a pas une minute à nous. On est des robots ", complète sa belle-soeur Anouch.

Agées de 25 et 30 ans, les deux femmes portent déjà les stigmates de leur condition. Fines comme des marathoniennes, le dos plus endolori que celui d'un manutentionnaire, les mains rouges et gonflées par les travaux manuels. A la maison, les enfants, eux, grandissent privés de leur père, sans toujours en comprendre les motifs. Sahak, le fils d'Anouch, n'a même pas reconnu le sien la dernière fois qu'Aram est revenu au village. Il l'a pris pour son oncle. " Ce jour-là, j'ai vu mon mari pleurer ", témoigne-t-elle. Cette année, elle a dépensé 150 000 drams (300 euros) pour la rentrée de ses trois enfants, très protocolaire en Arménie. " Si un jour je ne pouvais plus faire d'achats pour eux, ce serait horrible pour moi ", assure-t-elle. A l'école aussi, on déplore les conséquences du vide paternel qui touche plus de 80 % des élèves, tout en se réjouissant des modernisations apportées à l'institution grâce à l'argent des donateurs locaux exilés. " Lorsqu'ils arrivent en cinquième classe (l'équivalent de notre CM2), les garçons ne veulent plus étudier ", indique l'institutrice. " Dans les cas les plus sérieux, on appelle le père en Russie pour lui dire que son enfant ne se comporte pas bien, ajoute la vice-directrice. Mais c'est aux parents de les punir.Siles pères étaient là, les problèmes se résoudraient. " Certains lycéens n'attendent même plus de décrocher leur diplôme de fin d'études pour aller grossir, durant l'été, les rangs des bâtisseurs d'asphalte à l'étranger. Ils y retournent dès la fin de leur service militaire, puis entre deux années universitaires, lorsqu'ils ont la possibilité d'étudier.

Bien sûr, l'émigration profite au village. Il n'y a qu'à se poster au sommet de la colline pour apercevoir, dans la douceur d'un crépuscule, une nuée de pavillons qui formait, il y a cinquante ans, un arc en demi-lune. Aujourd'hui, le croissant s'est rempli et un nouveau quartier a vu le jour. Les habitants l'ont baptisé " Poutinegrad ", puisque construit avec l'argent gagné en Russie. Depuis quelques années, les maisons s'agrandissent, se multiplient. Les intérieurs s'enrichissent d'électroménager à mesure qu'ils se vident de leurs occupants mâles. Des adolescents se pavanent au volant de la Jeep de leur père. Bientôt, Lichk aura son centre culturel et son église, financée par les villageois. C'est désormais toute l'économie du village qui repose sur ces allers-retours : dans les magasins, les dettes et les fournisseurs sont payés à la fin de l'année, la coiffeuse et le restaurant font leur chiffre d'affaires sur les quatre mois de présence des hommes. Les grossesses démarrent avec le retour des pères, si bien que 80 % des enfants naissent de juillet à décembre. Aram Harutiunian, quant à lui, n'a pas encore pu offrir de maison à sa femme. Mais c'est leur grand projet. Le couple a reçu 450 000 drams (900 euros) de l'Etat pour la naissance de Lilith, leur troisième enfant. Avec cet argent, ils ont pu élever les fondations de leur rêve de béton et, désormais, ils économisent dram après dram pour bâtir ce que Anouch appelle leur " chez-nous ". Solennelle, elle ajoute : " C'est tout ce qui nous manque pour donner enfin un sens à cette vie. " Une vie à deux.


Anaïs Coignac