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Julien Pebrel - Hovhannes Land: Nagorno-Karabagh (Copy)

 

Hovhannes Land : Nagorno-Karabagh

Photos : Julien Pebrel / Myop || Text : Anaïs Coignac

 
 
 

We met Hovhannes during our first trip in Nagorno-Karabagh. He was living in Chouchi. He was an Armenian from Iran. He traveled a lot and earned money. He lost everything when he decided to settle in Nagorno-Karabagh, a sacred land for him. A land where his grand-parents were burried, somewhere close to an old caravanserail. His family didn't want to stay there in such hard conditions so he lived there alone. He was writing some poetry for his grand son. He was a patriot, a word i hated and still hate, but a word i started to understand in Caucasus. When we came back in Karabagh in 2016 we asked some news about him: "He died alone a few months ago, 3 persons came to his funeral". This project, shot in 2010, 2011, 2013 and 2016 is dedicated to him.


Text in french :

Texte publié à l'été 2012 dans La Cité. Depuis, le Haut-Karabagh, soutenu par l'Arménie, a perdu la guerre de l'automne 2020 contre l'Azerbaijan. Celui-ci occupe désormais près de 70% du territoire. Un quart des habitants n'est pas revenu à l'issue du conflit.

Le Haut-Karabagh en état d’apesanteur

A Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh, comme partout dans le pays, les habitants s’apprêtent à voter, cet été, pour l’un des quatre candidats à l’élection présidentielle. Chacun a mené une campagne diversement relayée par les médias nationaux. Les sondages font ressortir deux favoris : l’actuel président Bako Sahakian et un général retraité de l’armée, Vitali Balasanian. Les bureaux de vote de toutes les préfectures ont été préparés pour l’occasion tandis que le drapeau du Haut-Karabagh flotte bien haut sur le toit des nombreuses institutions du pays. Tout semble se dérouler normalement, comme si le processus électoral était un enjeu ordinaire et incontestable, à l’image de n’importe quel autre Etat démocratique de la planète. Sauf que cette petite république caucasienne n’a pas de siège à l’ONU. Elle n’existe que de facto. Prise au cœur d’un conflit souvent oublié, elle n’est pas reconnue par la communauté internationale qui dénonce l’irrégularité de ces élections, à défaut de parvenir à dénouer une situation éminemment complexe.

Pour la comprendre, il faut remonter au moins à 1921. Cette année-là, Staline décide arbitrairement de céder la région du Haut-Karabagh à la République soviétique socialiste d’Azerbaïdjan, au détriment de celle d’Arménie. Une nouvelle illustration de la politique du « diviser pour mieux régner » qui brisera à jamais les relations entre les deux pays. « Je n’avais pas de copain turc (ici c’est comme ça qu’on les désigne, ndlr). Nous étions dans des écoles séparées. » Jeune entrepreneur de la capitale, Karen Mikachian se souvient ces années de cohabitation « cordiale » avec les Azéris, avant le déclenchement du chaos.

A la fin des années 1980, les Arméniens du Haut-Karabagh dénoncent la politique d’ « azérification » de cette région placée sous l’autorité de l’Azerbaïdjan. En cause : la présence arménienne sur le territoire, passée de 98% à 75% en 70 ans de régime soviétique, le déni de la culture arménienne et l’interdiction de pratiquer leur chrétienté. Des manifestations commencent, suivies rapidement de représailles. C’est le début de l’escalade qui conduira à six ans de combats, faisant 20 000 à 30 000 morts, plus d’un million de réfugiés des deux côtés, et détruisant presque tous les immeubles, hôpitaux, terres agricoles, centres culturels et réseaux d’irrigation.

« Nous n’avons pas quitté la ville », ajoute Tonia, mère de Karen et professeur de littérature. Cette femme aux faux airs de Jackie Kennedy participe avec enthousiasme à la conversation. Nous sommes confortablement installés dans les canapés en cuir du grand appartement flambant neuf où vivent Karen et sa femme depuis quelques jours. Les murs fraîchement tapissés sont encore vierges de décoration et l’écran plasma n’a pas encore quitté son film plastique. La table basse, elle, déborde de douceurs sucrées et de liqueurs locales servies dans une vaisselle raffinée. Les Mikachian sont parmi les mieux lotis du pays.

« Tout ce que nous avons est le résultat d’années de travail », précise Karen. Tous ont un bon travail, des revenus stables et du cash grâce aux revenus de leurs deux Internet café. Souriante mais impassible, Tonia raconte les sombres mois où elle est restée éloignée de son mari, ses deux enfants sous le bras. « Nous avons attendu dans les caves. Quatre ans sous les bombardements ». Elle pose sa tasse de thé : « Nous étions des soldats comme les autres. »

La guerre s’est officiellement terminée avec le cessez-le-feu de 1994 mais, depuis, on se tient toujours en joue aux frontières. Bako Sahakian martèle : la sécurité nationale reste la priorité. Sur la ligne de front, au pied des montagnes, une bande de gamins en casque, fusil et gilet par balle, patrouille en silence au milieu des tranchées. Dans l’abri qui leur tient lieu de chambre, quatre jeunes militaires nous accueillent les bras ballants, le sourire au coin des lèvres. Devant leur chef, ils remettent vite leur casquette et se raidissent un peu, pour la photo. Servir l’armée est une fierté pour les enfants du pays qui s’engagent sur le front de 18 à 20 ans. Pourtant, l’ennemi azéri ne se fait pas oublier. Chaque année, les deux armées déplorent, par communiqués interposés, les violations du cessez-le-feu et les dizaines de victimes des deux côtés. Douze militaires auraient péri début juin, juste avant la visite de la secrétaire d’état américaine, Hillary Clinton.

Fort de ses revenus pétroliers, l’Azerbaïdjan ne manque pas de rappeler, quand l’occasion se présente, sa supériorité économique. Selon son président, Ilham Aliev, le budget militaire a été multiplié par vingt en six ans, atteignant le niveau du budget total de l’Arménie qui encadre et finance l’Armée du Haut-Karabagh. L’an dernier, l’International Crisis Group prédisait, parmi divers scénarios probables, un retour de la guerre en 2012, avec des « conséquences régionales dévastatrices ».

« En évaluant la situation, nous sommes arrivés à la conclusion que la probabilité de la reprise des hostilités est faible aujourd’hui », déclarait le ministre karabaghtsi de la défense, Seyran Ohanian, voilà quelques jours1. « Cela dit, les forces armées et leurs dirigeants sont prêts à une éventuelle guerre », avait-il mis en garde. « Qu’ils essaient ! », hurle-t-on, d’un ton railleur, ici et là, comme pour conjurer le sort. Dans le pays, toutes les familles se sont battues pour gagner ce territoire qui compte désormais près de 145 000 habitants. Personne ne veut se laisser décourager par le bruit de bottes qui gronde derrière la porte. On fait confiance à la République qui, lentement mais sûrement, poursuit ses efforts de reconstruction.

Vingt ans après sa déclaration d’indépendance, le Haut-Karabagh dispose d’un appareil étatique complet : palais présidentiel, assemblée nationale, ministères, préfectures de région, mairies, armée, police et tribunaux. Pourtant, le jeune état vit toujours sans la reconnaissance internationale. Il aurait d’ailleurs beaucoup de mal à se développer tout seul, sans la coopération de la « mère patrie », l’Arménie, et l’aide colossale de la diaspora.

Sur les façades d’écoles, d’églises et de monastères, au pied de tronçons de routes et à l’entrée des villages, une plaque détaille le nom des mécènes. Le fonds arménien verse ainsi près de 15 millions de dollars par an pour la construction ou la rénovation d’infrastructures et d’édifices religieux. Sans oublier les 10 millions de dollars annuels d’aide humanitaire octroyés par le Congrès américain via l’Arménie. Cette relation ambiguë entre l’Arménie et le Haut-Karabagh est inhérente à l’histoire de la république. « Tôt ou tard il faudra qu’une réunification se réalise », déclamait, en 1991, Arthur Mkrtchian, premier président du Haut-Karabagh.

Aujourd’hui, le discours officiel a changé. Question de stratégie. A l’image des autres « Etats fantômes », tels que l’Abkhazie, la Transnistrie ou l’Ossétie du Sud, le Haut-Karabagh parle désormais d’auto-détermination des peuples. Un principe de droit international qui s’oppose à celui d’intégrité territoriale défendu par l’Azerbaïdjan, lequel se trouverait violé par un rattachement avec l’Arménie. A cet égard, le président karabaghtsi Sahakian assure : « Cette option ne fait pas partie de nos analyses. Nous avançons d’un pas ferme et notre travail consiste à obtenir la reconnaissance internationale de notre indépendance. »

Un langage diplomatique qui sied mieux au groupe de Minsk au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), cellule d’experts qui tente en vain depuis vingt ans d’apporter une solution pacifique au conflit. Les seuls accords obtenus sont ceux de Madrid (diversement appréciés par les parties) lesquels prévoient, dans leur version la plus récente, une résolution par étapes, avec tout d’abord un retrait des forces arméniennes des territoires « occupés2», préalable au rétablissement des échanges. Dans un second temps seulement, les réfugiés azéris repartiraient vivre au Haut-Karabagh tandis que seraient déployés sur place des observateurs du maintien de la paix pour assurer leur sécurité. Des discussions quant au statut d’« autonomie » du territoire s’engageraient alors. Mais dans les faits, la haine réciproque et tenace qui habite Arméniens et Azéris exclut d’emblée toute hypothèse de cohabitation, et de là, tout dénouement pacifique.

Partout dans le pays, les grues tutoient les gravats. Bâtiment neuf contre immeubles délabrés. L’eau et l’électricité sont loin d’arriver à toutes les portes et le goudron fait cruellement défaut dans certaines régions. A Chouchi, troisième ville du pays, juchée sur sa falaise, le paysage demeure tout aussi inégal. Au milieu des immeubles gris et chancelants, quelques édifices neufs ont vu le jour : écoles, bibliothèque, centres culturels, hôtels, et une grande église qu’on vient visiter d’Arménie. Dans le pays, le gouvernement a fait du repeuplement un axe majeur de sa politique. Aujourd’hui, il se fend de mille dollars par mariage, trois mille pour la naissance du troisième enfant, quatre mille pour le quatrième et les suivants. Au sixième enfant, il finance l’achat d’une maison et, pour le septième, celui d’un mini-bus.

Avec ses sept enfants, la famille Melikian est un modèle du genre à Chouchi. « Aujourd’hui j’ai cinq futurs soldats », claironnait Silva, la mère, lorsque nous l’avions rencontrée une première fois en août 2011. Grâce au programme familial de l’Etat, la famille avait quitté un trois-pièces pour une maison construite pour elle deux ans plus tôt, dans le quartier bas de la ville, jadis peuplé d’Azéris. Celle-ci s’est très vite révélée inhabitable.

« Nous aurions préféré obtenir l’argent pour monter un magasin », déplorait cette institutrice de 32 ans qui avait envoyé de nombreux courriers à l’administration. En vain. La douche et les sanitaires, non prévus dans les plans, avaient finalement été construits dans le jardin. La moisissure se propageait sur les murs des trois uniques chambres et les cafards s’invitaient sous les matelas. « Les enfants sont souvent malades à cause de l’humidité. Seul le jardin nous permet d’améliorer la débrouille », assurait Silva. Son mari, Sergueï, blessé deux fois à la guerre, avait combattu les Azéris avec son père et ses deux frères. Après 1994, ces derniers s’étaient exilés en Russie « pour gagner leur vie ». Lui travaille désormais à la prison de Chouchi où il touche un bon salaire. Avec les allocations familiales, les deux époux gagnent juste assez pour nourrir neuf bouches.

« Les banques nous refusent un crédit, même pour acheter une machine à laver », se désole Diana. Ces préoccupations domestiques font presque oublier la tension qui règne à la frontière. Celle-ci demeure pourtant l’enjeu principal de la campagne présidentielle, de même qu’elle sera incontournable dans les élections en Arménie et en Azerbaïdjan de février et octobre 2013. Pour l’heure, le statu quo semble plutôt bénéficier davantage aux Arméniens du Karabagh qui, chaque jour, construisent leur Etat, dans l’espoir de faire de sa reconnaissance une fatalité.

L’aéroport du pays a même été refait à neuf, pour les trajets de la capitale arménienne Erevan à Stepanakert, mais son ouverture effective est sans cesse repoussée à cause des menaces du président Aliev qui a promis d’abattre le premier avion qui transiterait dans l’espace aérien... « Regardez ce que nous avons réalisé en vingt ans », affirme Tonia Mikachian avant notre départ, soulignant la détermination de son peuple. « Laissez-nous deux cents ans et vous verrez, nous aurons sans doute notre propre centre spatial pour aller dans l’espace. »

Anaïs Coignac

1 www.armenews.com/article.php3?id_article=80754

2 Celles conquises par les indépendantistes du Haut-Karabagh au cours de la guerre, situées en dehors de la carte du Haut-Karabagh soviétique.